Interviews
Géraldine Lefebvre :
«Giverny est une oeuvre de land art !»
Docteure en histoire de l’art et spécialiste du XIXe siècle, Géraldine Lefebvre vient de s’installer dans le fauteuil de directrice du musée d’Art moderne André-Malraux (MuMa) du Havre. Avec enthousiasme et pertinence, cette passionnée de Claude Monet nous conte le courant impressionniste qui célèbre cette année ses cent cinquante ans…
L’histoire a choisi le 15 avril 1874, date de la première exposition impressionniste, pour signer l’acte de naissance du mouvement. Mais depuis quand existait-il sur le plan esthétique ?
L’impressionnisme était, en effet, déjà né en 1874. Mais il ne l’était pas encore dans son «action politique». 1874, c’est la naissance du manifeste. Lors de cette première exposition impressionniste, les artistes proposent une autre manière de voir et de peindre. C’est une exposition dissidente qui revêt un aspect révolutionnaire. Un acte de résistance par rapport à l’Académie. Jusque là, les tableaux d’histoire, de mythologie et les grands formats prévalaient sur les cimaises du Salon. Le fait de représenter la vie moderne et ses contemporains en usant de formats importants, c’est nouveau ! Dès 1868, Claude Monet témoigne, à l’exposition maritime internationale du Havre, de cette volonté de peindre autrement. «Camille ou la femme à la robe verte» y est exposée dans des dimensions absolument monumentales généralement réservées aux tableaux d’histoire. Il y a déjà cette volonté de marquer l’histoire de la peinture. Cette exposition de 1868 est presque une pré exposition impressionniste tant elle fait date !
Peut-on dire que l’exposition du 15 avril 1874 exhale un parfum de scandale ?
Oui, mais peut être pas pour tous. Des artistes assez classiques, et notamment des graveurs ou sculpteurs accompagnent les Boudin, Monet, Pissarro ou Sisley. Il n’y a pas que des artistes révolutionnaires.
Parmi les oeuvres exposées figure Impression soleil levant de Claude Monet. Son titre se révèle tout aussi novateur que son style pictural…
Chargé de la rédaction du catalogue, Edmond Renoir, frère du peintre, a demandé à Claude Monet d’attribuer un titre à son tableau. «Cela ne pouvait vraiment pas passer pour une vue du Havre, racontera plus tard l’intéressé. Je répondis donc : Mettez Impression !». C’est, en effet, la première fois qu’un tableau est ainsi présenté, sans identifier un lieu. Il revêtait, en outre, un aspect «non fini»…
Et c’est le journaliste Louis Leroy du Charivari qui va, malgré lui, donner un nom au mouvement. Et même lui conférer ses lettres de noblesse !
Il va mettre en exergue ce mot «impression» et s’en moquer. Et intituler son article «L’exposition des Impressionnistes» ! Il y a une incroyable conjonction entre des artistes qui ont décidé de faire autrement et ce journaliste qui, avec ce bon mot, va créer la dissidence. C’est exactement ce qui va se passer avec les fauves en 1905. C’est le bon mot d’un journaliste qui va acter la naissance du fauvisme !
Ces artistes avant-gardistes vont s’approprier le terme «Impressionnisme». Mais souhaitaient-ils se ranger sous une étiquette ?
Il y a une volonté d’entreprendre quelque chose de nouveau sans s’emprisonner dans un titre. Ces peintres se libèrent du carcan de l’Académie qui, dans cette première moitié du XIXe, enfermait l’artiste dans des formules. Ils ne se réfèrent à aucune école, se sentent pluridisciplinaires et éclectiques. Lors de cette première exposition impressionniste, Renoir a créé une société anonyme parce qu’il tenait à ce que les artistes puissent évoluer comme ils le souhaitaient. Chacun porte en soi un message qui est le sien. Il y a une volonté de rester libre et de travailler chacun à sa manière.
«Le motif est quelque chose de secondaire, ce que je veux reproduire, c’est ce qu’il y a entre le motif et moi». Cette citation de Claude Monet pourrait être une définition de l’impressionnisme. Et vous, quelle serait la vôtre ?
On ne peut pas comprendre l’impressionnisme sans prendre en considération l’évolution scientifique du XIXe siècle. Ces artistes vont travailler à partir de moyens techniques qui ont évolué. Ils vont pouvoir travailler autrement, sortir de l’atelier. Le tube de couleur va leur permettre de se confronter au paysage. Les pigments synthétiques vont leur offrir des couleurs nouvelles. Ces artistes vont, en outre, vivre de grandes évolutions technologiques -chemin de fer, vitesse, grands travaux…-. L’artiste impressionniste a la possibilité de s’ancrer dans son époque et de s’inscrire dans le paysage. Il participe de ce monde qui bouge et se transforme. Selon moi, l’artiste impressionniste est, chacun à sa manière, celui qui va traduire ces grandes transformations de la seconde moitié du XIXe siècle. Celui qui va représenter avec sa sensibilité propre ce qu’il perçoit de la réalité contemporaine. Claude Monet va être, à la fois, complètement inscrit dans son époque et, à la fin de sa vie, s’en extraire complètement pour se reconcentrer sur un motif. Il va le dépasser, le sublimer et annoncer les grands changements du XXe siècle…
Chaque artiste va, au fil de son parcours, faire évoluer sa propre vision de l’impressionnisme…
A ses débuts, Claude Monet va peindre ce qu’il voit et perçoit de la réalité extérieure. Sa peinture est alors assez centrée sur sa famille. C’est une vision sociale et bucolique de l’environnement dans lequel il grandit. Il peint notamment beaucoup de jardins. Ensuite, et notamment à Londres, il va développer cet intérêt pour l’atmosphère d’un lieu. L’artiste va plutôt s’attacher, non plus au lieu lui-même, mais aux mouvements de la lumière, aux reflets… En 1874, il expose des pastels qui sont exactement dans cette veine là. Il traduit des effets de lumière sur les paysages, capte des couchers de soleil… Dans les années 1890/1900, on est encore dans autre chose…
A quel moment les impressionnistes vont-ils être adoptés par le public ?
En 1885, le marchand Paul Durand-Ruel a l’idée géniale d’organiser une exposition à New York. Toutes les oeuvres vont être vendues ! Le public américain est le premier à reconnaître vraiment les impressionnistes. Avant cette date, ces artistes étaient toujours complètement incompris. La première vente de 1875 avait été un fiasco. Seuls quelques collectionneurs à la marge -Ernest Hoschedé, Georges de Bellio..- ou des proches dont Léon Monet avaient répondu présents. Mais ces dix premières années vont être très compliquées. Après 1885, les impressionnistes vont commencer à espérer pouvoir vivre un peu de leurs peintures. C’est le moment où Claude Monet s’installe à Giverny. Sa cote s’envolera en 1891 avec l’exposition des Meules. Aux alentours de 1900, de grands collectionneurs ont déjà fait entrer des oeuvres impressionnistes dans leur collection.
On méconnait le rôle joué par les grands collectionneurs havrais dans la promotion de l’impressionnisme…
Ils vont s’intéresser à ce courant pictural dès le début des années 1890. En 1901, la commission d’acquisition du musée du Havre constituée de grands collectionneurs (Georges Dussueil , Auguste Marande …) et du maire va décider de faire rentrer de l’art impressionniste dans les collections. Cette commission va même aller à l’encontre de la décision du conservateur ! On fait alors rentrer des artistes abordables comme Maxime Maufra. C’est la première reconnaissance de l’art impressionniste par un musée et par une ville. En août 1903, la ville du Havre achètera à Pissarro deux de ses tableaux. Ces deux toiles sont les premières et les seules œuvres acquises à l’artiste de son vivant par un musée français.
C’est au Havre qu’a été peinte l’oeuvre fondatrice Impression Soleil Levant. Ce chef-d’œuvre de la peinture ne témoigne-t-il pas du profond ancrage de Claude Monet au Havre ?
Cet ancrage de Claude Monet au Havre est extrêmement important. Il y a une véritable inscription dans un territoire. C’est ici, aux côtés de Boudin qu’il va avoir la révélation de la peinture de paysage. Ses deux premiers carnets de dessin sont entièrement dédiés au territoire havrais. Il n’hésite pas à parcourir dix kilomètres dans la même journée pour aller capter un motif alors qu’il n’a que quinze ans ! Au Havre, il y a tout : l’eau, les changements météorologiques, les passages de nuages, la mer, les reflets… Tout cela augure de son futur parcours au fil de la Seine et jusqu’à Giverny. Et voyez comme son enfance havraise l’a influencé. Selon moi, le jardin de Giverny porte les réminiscences du jardin dans lequel il a grandi à Sainte Adresse. Le parterre de fleurs de la villa «Le Coteau» rappelle tant celui qui borde sa maison givernoise…
En quoi les jardins de Claude Monet sont-ils une belle manière d’appréhender l’impressionnisme ?
Cest le lieu où l’artiste a peint pendant plus de quarante ans. Il y a une adéquation entre le paysage et l’oeuvre. Il a façonné son motif pour le peindre. On est dans une oeuvre de land art, une création naturelle ! Claude Monet a fait naître son bassin et ses nymphéas, travaillé les moindres bosquets. Ce jardin est peut être la première de ses créations…
Comment le Muma célèbre-t-il les 150 ans de l’impressionnisme ?
Le Musée d’Orsay nous prête deux oeuvres très fortes de Claude Monet : Train dans la campagne (vers 1870) et La Cathédrale de Rouen. Le Portail vu de face (1892). A partir du 25 mai, nous proposerons l’exposition Photographier en Normandie (1840-1890). Nous y mesurerons l’influence réciproque des arts. Des clichés de pionniers de la photographie dialogueront avec des œuvres de grands peintres dont Monet, Pissarro ou encore Boudin…