Interviews
Claire Joyes
Historienne d’art chevronnée et spécialiste de l’impressionnisme, Claire Joyes n’est pas une givernoise comme les autres. Son époux, le peintre Jean-Marie Toulgouat décédé en 2006, n’était autre que l’arrière petit-fils d’Alice Hoschedé Monet et le petit-fils de l’artiste américain Theodore Butler. Autour d’un thé, Claire Joyes a ouvert le livre de sa fantastique lignée…
Vous vivez dans la maison que Lilly Butler, votre belle-mère, avait acquise pour élever Jean-Marie, né en 1927….
Tout à fait ! Cette maison a une âme. Ils ont vécu ici ! Lorsque Lilly a acheté cette propriété, c’était une ferme. Elle voulait être à côté de son papa Theodore, qui habitait la maison juste à côté. Lilly, qui est décédée en août 1949, y a élevé mon époux. Il n’a pas grandi dans la maison de Claude Monet, comme l’écrivent certains ! Par contre, il s’y rendait tous les jeudis pour rendre visite à sa grande tante, Blanche Hoschedé Monet….
Serait-ce donc Blanche qui lui aurait transmis le virus de la peinture ?
Ce fut tout d’abord son grand-père, Theodore ! Il lui avait fabriqué un chevalet à sa taille. Tous deux peignaient côte à côte. Puis Blanche devint en effet son professeur. Comme elle n’avait pas d’enfant, Jean-Marie était son chouchou. Et comme il avait un handicap de naissance, elle le cajolait encore plus. Même trop ! J’ai en ma possession une photographie, prise pendant la guerre et représentant Blanche, Lilly et Jean-Marie devant la cheminée. Tous trois étaient très liés…
Adolescent, Jean-Marie aurait construit une petite embarcation et utilisé de vieilles toiles de Claude Monet pour la retaper. Cette anecdote est-elle véridique ?
Il possédait, en effet, un très beau canoé canadien Peterborough. Le fond était abîmé et il fallait donc le réentoiler. C’est Blanche qui lui a suggéré d’utiliser des morceaux de tableaux qui étaient destinés à être brûlés ! Claude Monet avait, en effet, coutume d’empiler, dans le garage, des toiles dont il n’était pas satisfait. Quand il y en avait suffisamment, il brûlait. Mais quel déchirement pour Blanche de brûler ces souvenirs pieux ! Elle les a donc donnés à Jean-Marie. J’ai, moi-même, utilisé ce canoé ! Beaucoup plus tard, l’embarcation a brûlé accidentellement dans un entrepôt…
Blanche fut, pour Jean-Marie, une précieuse source orale. Que lui a-t-elle transmis au sujet de Claude Monet ?
Jean-Marie est né neuf mois après la mort de Monet. Il ne l’a donc connu qu’à travers Blanche. Ce qui est sûr, c’est que Monet était bon mais qu’il avait un caractère très difficile ! Marguerite, sa cuisinière berrichone, disait souvent : «ah madame Blanche, elle en aura mouillé des petits mouchoirs !» Il engueulait tout le monde… il était insupportable ! Ce que je reproche à Claude Monet, c’est qu’il n’a rien laissé à Blanche. Lorsqu’en 1897, elle a épousé Jean, son fils aîné, Blanche a signé un contrat de mariage : un truc d’épicerie, totalement invraisemblable ! Si elle a des enfants, elle aura droit à ceci. Si elle n’a pas d’enfants, elle n’aura pas droit à cela. Et elle n’a pas eu d’enfants ! Mais qui s’est occupé, à la fin de sa vie, de Claude Monet et de la maison ? Bien sûr que Michel était là. Mais il y avait aussi Blanche !
Certains ragots relatifs à la relation qui unissait Blanche et Claude Monet vous révulsent…
Certains supposent en effet qu’ils étaient amants. C’est scandaleux ! Je serais une Hoschedé par le sang, j’attaquerais tous ces gens en justice ! Une femme de ménage aurait retrouvé des peignes à chignon dans le lit de Claude Monet ? Ce sont des rumeurs ! Cette femme là n’est sûrement jamais montée dans la chambre du peintre ! Elle faisait partie de ces gens qui venaient à la journée prêter la main aux domestiques de la maison. Et qui n’avaient donc pas accès à la chambre, à la garde-robe, à l’écrin. Relayer ces dires témoigne d’ailleurs d’une totale méconnaissance de la vie en société !
Vous désapprouvez également le portrait que l’on dresse communément de Michel Monet, le fils cadet du peintre…
Dans certains guides, on peut lire qu’il ne s’entendait pas avec Claude Monet. Mais c’est faux ! Il adorait son père et ce père adorait son fils. On le décrit toujours comme un ours. Encore faux ! Il était pudique, réservé. Marguerite, la cuisinière que j’ai très bien connue, me racontait qu’il «rasait les murs» ! Il était très timide. Dès qu’il y avait des invités qu’il ne connaissait pas bien, il demandait un panier pique-nique et partait dans les collines avec Jean-Pierre Hoschedé. Michel était très gentil et a d’ailleurs toujours répondu présent lorsque Jean-Marie a eu besoin de lui. La dernière fois que je l’ai vu, c’était l’année de sa mort. Il avait 88 ans. Il était venu payer le jardinier et partait prendre le thé avec sa «demi-soeur», Germaine (l’une des filles d’Alice), dite «Maine», avec qui il fut aussi très généreux…
Michel aurait eu une fille qu’il n’aurait pas reconnue, Rolande Verneiges. Et ses descendants détiendraient des œuvres et souvenirs inédits du peintre impressionniste, bientôt mis aux enchères, à Hong Kong, chez Christie’s ! Qu’en pensez-vous ?
Cette histoire salit tellement la mémoire de Michel… Selon moi, Rolande n’est pas sa fille ! Michel était marié à Gabrielle Bonaventure, dite Gaby, une modèle. La mère de Rolande, également modèle, vivait dans la mouvance de Gaby. Et c’est tout !
Entre le décès de Michel et le début de la restauration menée par Gérald Van der Kemp, avez-vous eu l’occasion de pénétrer dans la propriété de Claude Monet ?
La première fois que je suis entrée dans la maison, ce fut justement avec Gérald Van der Kemp. Juste avant la restauration. Je ne m’étais pas, en effet, permise d’y entrer sans y avoir été officiellement conviée ! Les murs étaient humides mais la maison rangée. Je me rappelle que, dans l’escalier du deuxième atelier, on marchait sur des affiches de Toulouse-Lautrec ! Vu depuis la grille, le jardin se résumait à deux pelouses. Il n’y avait plus de structure et les massifs n’étaient pas plantés. Le plus gros problème ? Le grand atelier des nymphéas où avait été installé un filet de volley-ball ! Il y avait des cahiers d’estampes, des livres par terre… Les enfants avaient fait n’importe quoi !
De quelle manière votre époux contribua-t-il à la restauration de la propriété du peintre impressionniste ?
Il a fait les plans du jardin. Lui qui était architecte a effectué les relevés au décamètre ! Pour les plantes, on a fait également appel aux souvenirs de James Butler, le frère de Lilly, c’est à dire l’oncle de Jean-Marie. Un très grand botaniste qui parlait d’ailleurs dix langues ! James avait 33 ans lorsque Monet est mort. Ses souvenirs étaient donc très précis et faciles à raviver pour un savant de sa trempe. C’était incroyable ! Jean-Marie, lui aussi, a fourni de précieuses informations. Dans la maison, les couleurs sur les murs sont les vraies couleurs. Aujourd’hui, l’accrochage des copies dans le salon atelier et la chambre permet de se replonger dans l’atmosphère d’antan. Les visiteurs apprécient car ils réalisent notamment combien la collection privée de Claude Monet était fantastique…
Les toiles originales sont, d’ailleurs, exposées au musée Marmottan – «Monet collectionneur»– jusqu’au 14 janvier !
C’est une magnifique exposition ! J’ai prêté deux oeuvres : le portrait d’Ernest Hoschedé et celui de Marthe (l’une des filles d’Alice). Marianne Mathieu, commissaire de l’exposition, a fait un fantastique travail. Elle a notamment déniché, chez les descendants de Gabrielle Bonaventure, une très belle photo de Monet au bord d’un canapé dans le salon atelier. Personne ne connaissait ce cliché. Il est superbe !
Outre ces oeuvres, possédez-vous des documents épistolaires ou photographiques ?
Il existe des lettres de James adressées à sa tante Germaine. Mais c’est le clan Piguet qui a en sa possession le plus de documents épistolaires. La raison ? Germaine, la grand-mère de Philippe Piguet, avait quitté Giverny et écrivait donc à sa mère Alice quasi quotidiennement ! Entre nous et les Piguet, les liens sont étroits. Les deux cousines, Sissi (fille de Germaine) et Lilly (fille de Suzanne), s’entendaient déjà à merveille ! Elles se sont mariées toutes deux en 1926, en présence de Claude Monet… Je possède également de nombreux documents et photographies, que je prête régulièrement pour des expositions.
Sans oublier les cahiers de recettes d’Alice et Claude Monet, dont vous avez fait un livre («Les carnets de cuisine de Monet») !
Jean-Marie tenait les carnets de recettes de sa grande tante, Marthe, qui fut la seconde épouse de Theodore Butler. Ils m’appartiennent maintenant. Au départ, je ne voulais pas faire cet ouvrage car ce n’était pas mon domaine. Mais un jour, j’ai reçu un coup de fil d’Honey Rodgers, dont l’époux fut ambassadeur des Etats-Unis en France (1985-1989). Elle me dit : «j’ai vu une américaine qui veut faire les carnets de cuisine de Monet. Mais je sais que les recettes sont chez toi ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?» Cette femme n’avait pas de recettes, pas d’éditeur, pas de photographe, rien. Elle voulait faire un truc bidon. Je me suis donc attelée à cet ouvrage, en le dédiant à la cuisinière Marguerite. Et j’ai bien fait ! Il est aujourd’hui édité dans le monde entier.
Vous êtes également l’auteur de plusieurs ouvrages sur Claude Monet («Claude Monet à Giverny», Ed. Gourcuff Gradenigo…). Envisagez-vous de ressaisir la plume ?
Je voudrais retravailler sur l’esprit des séries car cela me paraît très important. J’aurais voulu aussi écrire sur Monet et l’Etat. Et il y a deux questions que j’aimerais résoudre : pourquoi Debussy n’était-il pas lié à Monet ? Et pourquoi Albert Kahn et Monet ne se connaissaient-ils pas ? J’aimerais aussi refaire des conférences. Par le passé, je suis intervenue à Washington ou au musée de Savannah (Georgie). Quels souvenirs !
Vous qui avez écrit sur le Giverny d’antan, que pensez-vous du Giverny d’aujourd’hui ?
C’est trop récupéré. Il faut respecter l’histoire de ce village ! Quand vous pensez que le poète Vladimir Maïakovski a séjourné ici ! Tout comme Aragon, que j’ai rencontré et qui avait séjourné à La Dîme, la chambre d’hôtes qui appartenait à mon beau-père Teddy Toulgouat. Dans «Aurélien», il fait d’ailleurs référence à Giverny ! Ce qui m’inquiète aujourd’hui, c’est le style de gens qui achètent les belles maisons. Celle de Theodore Butler a été complètement bousillée par ceux qui l’ont achetée en 1953. La facade est devenue celle d’une maison de banlieue ! Quant à la Dîme, elle aurait dû être classée. Certains établissements sont devenus trop manucurés. Trop chics. A l’époque, tous les gosses, et qu’importe leur milieu d’origine, allaient garder les chèvres. C’était un monde sans snobisme !