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Interviews

Sylvie Patry : «Claude Monet dégageait un leadership naturel»

L’exposition « Paris 1874, Inventer l’impressionnisme », qui retrace l’avènement d’un mouvement artistique, quittera le musée d’Orsay le 14 juillet pour s’installer, dès le 8 septembre, à la National Gallery of Art de Washington. Entretien-bilan avec Sylvie Patry, l’une des deux commissaires de l’exposition…


© musée d’Orsay – Sophie Crepy

« Paris 1874, Inventer l’impressionnisme » propose une sélection d’œuvres ayant figuré à la première exposition impressionniste (15 avril – 15 mai 1874). Votre objectif n’était-il pas de restituer, plus qu’un accrochage, un contexte historique et artistique ?

Tout à fait. Nous souhaitions revenir sur les circonstances ayant conduit ces artistes à se réunir. Notre but était de montrer que l’exposition de 1874 reposait, au départ, sur des considérations de stratégie artistique, d’amitiés et de réseaux. C’est ensuite et à partir de ce socle que s’est dégagée l’identité d’un mouvement.

Vous vous appliquez surtout à démystifier cet épisode fondateur de l’impressionnisme. Quelle relecture proposez-vous ?

À partir de recherches neuves, nous avons, en effet, voulu rompre avec une certaine mythologie, qui n’enlève rien au côté exceptionnel de cette exposition qui a marqué le coup d’envoi de l’impressionnisme. Il faut tout d’abord savoir que ces artistes se sont réunis sur des bases qui n’étaient pas qu’artistiques. Refusés au Salon, ils souhaitaient confronter directement leurs oeuvres au public dans le cadre d’une exposition à but commercial. Ce qui découlera finalement de cette exposition n’était pas leur intention première. Les impressionnistes, tels que nous les entendons aujourd’hui, étaient en outre très minoritaires dans cette exposition. Cela restait néanmoins inédit car nous n’avions jamais vu autant d’oeuvres de cette nature rassemblées en un seul lieu. Nous avons également voulu montrer qu’il n’existait pas un antagonisme absolu entre modernes et anciens. Nous n’étions pas dans une configuration d’un bloc contre un autre. Il y avait une certaine opposition, mais aussi une complémentarité et parfois une porosité entre ces peintres indépendants et ceux qui passaient par le système du Salon. La proposition était éclectique chez les impressionnistes mais elle l’était aussi au Salon. Nous n’avions pas une manière de peindre officielle et une manière de peindre impressionniste.

Dès lors, quel sens donner aujourd’hui à une exposition devenue légendaire ?

Le sens profond, c’est l’affirmation, pour la première fois et avec autant de force, de l’indépendance et de la liberté des artistes, tant dans la manière dont l’exposition fut conçue et reçue, que dans la liberté artistique qu’elle a insufflée. Le critère de cette exposition n’était pas un jury ou un goût commun mais le créateur lui-même. C’est l’artiste qui va choisir ce qu’il veut montrer, où et comment. C’est vraiment une prise de pouvoir des artistes sur la promotion et la diffusion de leurs œuvres. Une affirmation que l’artiste, sa manière de voir et de peindre sont au centre du jeu.

Revenons sur le rôle de Claude Monet dans l’organisation de cette exposition et l’émergence de ce courant…

En 1867, tous ces jeunes artistes sont refusés au Salon et la colère monte. L’urgence de trouver une autre solution se fait pressante. Claude Monet est au coeur de ces discussions et jouit, auprès de ses confrères, d’un certain magistère. Les autres sont admiratifs de sa manière de peindre et de sa détermination. Claude Monet s’est, en effet, déjà fait remarquer un peu plus que les autres. Il a notamment remporté un succès éclatant en 1866 avec la toile Camille ou la femme à la robe verte. Un critique avait même envisagé que l’oeuvre soit achetée pour le musée du Luxembourg qui était le musée d’art contemporain de l’époque. Claude Monet dégage, en outre, un leadership naturel et une forme d’autorité. Il va jouer un rôle central lors de la genèse du projet. Avec Pissarro et Degas, il est de ceux qui s’investissent le plus dans la préparation de l’exposition. Il y présentera des oeuvres variées, dont le Déjeuner refusé au Salon en 1870, et qui se révèlera l’oeuvre la plus chère proposée à la vente. Ses oeuvres y seront très remarquées par les critiques, de façon favorable ou défavorable.

Claude Monet y présente également la toile « Impression Soleil Levant »…

On en a fait un tableau scandaleux, sur lequel tout le monde s’est acharné. L’histoire a été réécrite car cela est relativement faux. Le tableau a été remarqué par le critique d’un journal à faible diffusion, le Charivari, dix jours après l’ouverture de l’exposition. Ce tableau, avec d’autres, a suscité l’ironie de ce journaliste. Face à cette incapacité qu’eurent les critiques à définir cette nouvelle peinture, de nombreux noms ont circulé. Et cet article va employer ce terme d’impression. Le terme « impressionnisme » ne s’imposera néanmoins pas immédiatement. Il va être repris en 1876, mais surtout en 1877 lorsque les artistes eux-mêmes vont l’endosser à l’occasion de la troisième exposition du groupe. Ce sera d’ailleurs la seule des huit expositions impressionnistes à être ainsi désignée. Finalement, ce tableau est considéré comme la toile fondatrice de l’impressionnisme… mais un peu sur un malentendu ! Cette toile ne suscitera pas immédiatement de l’intérêt. Elle va devenir davantage célèbre dans les années 1950 avant de bénéficier de l’aura dont elle jouit aujourd’hui.

Quel bilan tirer de cette exposition de 1874 ? Peu de ventes sont enregistrées et la Société anonyme sera rapidement dissoute…

Le bilan est mauvais. Sur les 200 oeuvres du catalogue, seulement cinq sont vendues, dont « Impression Soleil Levant ». L’échec est aussi d’ordre financier car la société est effectivement liquidée. Les artistes avaient payé une cotisation et ils ne sont pas rentrés dans leur frais. Du point de vue critique, ce n’est pas si mal. S’il ne le savent pas encore, les impressionnistes ont gagné un nom et se sont fait remarquer. Sur la soixantaine d’articles publiés entre avril et juin 1874, seulement six ou sept se révèleront négatifs et virulents. Certains étaient tièdes mais pas spécialement méchants. En mars 1875, ces artistes vont organiser une vente publique dont les résultats seront très décevants. J’en déduis que ces peintres ont ressenti un véritable sentiment d’échec. Et il faudra attendre 1876 pour que soit organisée une nouvelle exposition…

Y a-t-il encore des choses à découvrir sur cette exposition de 1874 ?

On l’espère. Pour nous, c’est juste une étape. Il y a des oeuvres à identifier, des personnalités artistiques à mieux cerner, comme cette Comtesse de Luchaire qui fut l’autre femme de l’exposition après Berthe Morisot. On retrouvera peut-être un jour des photographies de l’exposition, une gravure, des lettres d’artistes ou de la correspondance privée. Au-delà de la recherche positiviste et factuelle, nous espérons aussi qu’il y aura d’autres relectures et interprétations de cet événement.

Cette exposition de 1874 est finalement très contemporaine. Il s’agissait là, en effet, du premier groupe constitué d’artistes par eux-mêmes. Ils ont initié une manière d’exister qui se vérifie encore de nos jours…

Ce système coopératif et très égalitaire resemble en effet à un collectif d’artistes. Ce qui diffère aujourd’hui, c’est l’existence d’un système de veille. Beaucoup guettent la nouveauté, ce qui n’était pas forcément le cas au XIX siècle.

Parlez nous de cette expérience de réalité virtuelle, « Un soir avec les impressionnistes », qui se poursuit jusqu’au 11 août…

Les retours sont très positifs. Le sujet et l’aspect humain qu’il revêt se prêtaient parfaitement à ce type de format. Le projet a été conçu en complémentarité et en lien très étroit avec l’exposition. C’est une offre globale. Nous avons assuré, avec Anne Robbins, le commissariat de l’exposition et la direction scientifique de l’expérience immersive. Il y a une forte cohérence. Nous y varions les points de vue. Quelqu’un d’obsessionnel comme moi n’aura pas l’impression de relire deux fois la même chose ! Nous avons finalement innové à la manière et avec la philosophie des impressionnistes. Ces expériences de réalité virtuelle sont appréciées par un public plus jeune. Et il est important pour les musées de renouveler et rajeunir les publics…